Pascale Fourier : Et notre invité aujourd’hui...
Philippe Dechartre: Philippe Dechartre
Pascale Fourier : Qui est grand résistant, ancien ministre du général De Gaulle et doyen du Conseil Economique et Social... Vous avez signé l’appel à la commémoration du 60eme anniversaire du Programme du Conseil National de la Résistance, qui avait été écrit le 15 mars 1944; vous êtes un Gaulliste de gauche, et vous êtes à côté notamment de communistes... : alors pourquoi signer un tel appel ?
Philippe Dechartre : Il y a plusieurs raisons. La première, c’est que j’y trouve parmi les signataires mes camarades de la guerre, que j’ai beaucoup aimés et qui m’ont aimé aussi, et avec lequel nous avons fait ensemble beaucoup de choses: Kriegel-Valrimont, les Aubrac, Stéphane Hessel. Et j’ai trouvé que leur initiative et celle de monsieur Nikonoff était utile. Parce que bien sûr les conditions ne sont pas les mêmes, on n’est pas en 44, le monde a changé, il va vers ailleurs et il ne faut pas constamment avoir un regard en arrière, il faut avoir un regard en avant. Mais il se trouve qu’il y a des situations qui aujourd’hui rappellent les situations que nous avons vécues, dans un autre contexte, bien sûr, -ce n’est pas identique, mais c’est semblable.
Qu’est-ce qui s’est passé, qu’est ce que se passait en 44 ? Les résistants avaient une idée en tête: premièrement, c’était de chasser l’occupant du pays - quelle utopie ! Mais qui a réussi...- , c’était battre l’armée allemande, faire quelle sorte de France, libérer le territoire! C’était aussi tuer le nazisme, qu’on ne connaisse plus cet enfer cette horreur. Il fallait éradiquer ce monstre. C’était quand même les deux grands piliers de notre comportement. Mais un tel effort, un tel risque, une telle volonté, et j’allais dire soutenu par un immense espoir, c’était pour quoi en définitive ? C’était pour que les lendemains soient meilleurs que ceux que nous avions connus. C’était pour que les forces que nous avions mises dans le combat, on les mette à construire l’avenir. Non seulement pour reconstruire la France qui avait été mutilée, mais pour reconstruire l’Homme et pour lui donner sa vraie place dans la société. C’était ça, c’était un combat qui marquait, bien que nous n’étions pas simplement des existentialistes du moment, mais des hommes qui agissaient pour construire l’avenir et pour construire un avenir où l’Homme serait plus libre et serait plus heureux. Pour construire un monde nouveau.
Alors il y avait un certain nombre de points qui étaient bien précis dans le programme du Conseil National de la Résistance. En particulier, la liberté, la liberté absolue de conscience; il y avait l’idée que l’Etat avait un rôle a jouer à côté de cette liberté absolue de conscience de l’individu. La société, c’est pas un patch-work. Ces sont des individus qui ensemble construisent l’univers dans lequel ils vont vivre et faire vivre leurs enfants. Il y avait l’idée du service public. C’était important ça, dire que quand même une nation se doit de ne pas laisser au marché un certain nombre de moyens économiques essentiels. Il y avait cette idée, cette idée importante qui était d’ailleurs une idée de De Gaulle et je le cite presque dans les termes où au cours d’une conversation il me l’a dit lui même : « Le progrès économique, bien sûr c’est nécessaire à la vie d’une nation, c’est essentiel, mais il ne faut jamais oublier que la seule finalité du progrès économique, c’est le progrès social ».
Et bien aujourd’hui, dans des conditions moins dramatiques d’aspect, d’apparence, enfin différentes dans tous les cas fondamentalement, les mêmes problèmes se posent. Il s’agit bien sûr de construire un autre monde, mais dans lequel l’individu sera libre mais en même temps l ‘Etat sera présent. De construire un monde où l’économie sera prospère mais où le social ne sera jamais négligé. Où le marché jouera son rôle et l’industrie sera libre, mais où ce qui importe à l’Etat, au contrôle de l’Etat, restera sous le contrôle de l’Etat.
Et c’est pourquoi un certain nombre d’hommes qui se sont engagés dans la résistance pour des raisons militaires d’abord, des raisons patriotiques ensuite, et pour des raisons de construction de l’avenir, retrouvent, retrouvent leur élan, retrouvent leur espoir pour dire : « Attention! Aujourd’hui les dangers sont les mêmes dans un contexte tout-à-fait différent, mais cela appelle aussi notre vigilance, notre action et notre prise de parole ». C’est le sens de ce papier que nous avons signé.
Pascale Fourier : Et est-ce qu’on peut considérer que la situation actuelle est une espèce de détricotage systématique de tout ce qui a a été construit...
Philippe Dechartre : Non, il ne faut pas exagérer, n’est-ce pas. Quand même il y a eu beaucoup de choses qui on été faites, mais il y a un danger, il y a surtout un danger de détricotage comme vous dites. Moi je pense que ,bien entendu, il faut construire l’Europe, mais il faut que cette Europe soit une Europe sociale, que ce ne soit pas une zone de libre échange, de marché où chacun fasse son beurre. Ce qui compte dans la construction de l’Europe, c’est que chaque citoyen soit plus libre et ait une vie plus heureuse. Donc là encore, construire l’Europe, c’est construire l’Europe sociale. Car une Europe économique, d’une façon ou d’une autre elle se construira. Et elle peut se construire contre l’individu. Alors ce qu’il faut, c’est qu’elle se construise avec l’individu, pour l’individu, pour les citoyens.
Pascale Fourier : Des sous et des Hommes, toujours en compagnie de Philippe Dechartre donc, grand résistant ancien ministre de De Gaulle. Alors il y a quelque chose qui m’étonne... Vous avez utilisé le nom d’Etat, du rôle de l’Etat... Pourtant, moi qui suis un petit peu plus jeune que vous, ce que j’ai vu de la droite de laquelle vous vous revendiquez c’est justement plus souvent la volonté de donner un rôle, on pourrait presque dire, restreint à l’Etat.
Philippe Dechartre : Il ne faut pas être intégriste... L’engagement, s’il n’est pas contrôlé par la raison et par la réalité, peut conduire à l‘intégrisme... Au moment de la Résistance, nous avions la certitude qu’il fallait un Etat fort, un Etat organisé. D’ailleurs, c’est une constante dans l’Histoire de France: ça a commencé avec Philippe Le Bel, ça a culminé avec la Convention nationale, et avec l’Empire, et avec la République. Le citoyen est en danger, - c’est Anatole France qui disait ça - , le citoyen est en danger quand l’Etat est faible. Bien entendu si on laisse la jungle prospérer, on risque de mauvaises rencontres... Il faut que l’Etat soit là pour à la fois animer, donner de l’élan et contrôler, contrôler les appétits. L’organisation est absolument nécessaire. Par exemple tout bêtement au niveau du territoire, le rôle du préfet reste un rôle essentiel parce que il est l’argument de la cohésion, de la cohésion de la nation. Il faut cela, à la fois sur le plan économique, sur le plan social, et puis sur le plan de la vie politique. Alors cela ne veut pas dire qu' il faut le « tout-Etat »! Pourquoi on en parle aujourd’hui avec crainte, de l’Etat ? C’est parce que il y a eu des idéologies millénaristes qui étaient entièrement construites sur l’absolu de l’Etat et donc qui ne faisaient pas la part de la vie, la part de l’improvisation, la part de l’espoir individuel, de la conquête individuelle du monde, qui compte aussi pour un homme, pour une société. C’est la chute du nazisme, c’est la chute du fascisme, c’est la chute du communisme, la chute des idéologies millénaristes construites uniquement sur la dictature de l’Etat qui a fait qu' aujourd’hui un certain nombre d’hommes et de femmes ont pensé que il fallait laisser aller les choses. Et bien, laisser aller les choses ou tout concentrer dans l’Etat, c’est la même erreur. Il faut un équilibre des deux. Il faut la spontanéité, et il faut en même temps le contrôle et l’organisation.
Pascale Fourier : Et justement, après le Programme nationale de la résistance, après la période de la guerre, il y a eu la mise en place des Plans, d’après ce que j’ai compris.
Philippe Dechartre : Oui. Le Général De Gaulle disait « l’ardente obligation du plan, l’ardente obligation du plan ». C’est lui qui avait dit : « Il faut aussi que les banques soient contrôlées. Que ce qui appartient dans le quotidien aux citoyens soit contrôlé par l’Etat et ne soit pas l’objet d’enchères ». Les transports... Avant la Libération, les chemins de fer étaient divisés en sociétés; tout cela est devenu une seule société. L’électricité... pour que le tarif de l’électricité soit le même dans le village de Tartanpion ou dans le 16eme arrondissement.... Cela, il n’y a que l’Etat qui peut le faire . Alors sur ce plan-là, je n’aurais pas peur de dire que je suis jacobin. Mais ce n’est pas suffisant! Il faut maintenant laisser plus de place à la société civile organisée de telle façon que dans les régions il y ait quand même un élan personnel qui appelle à l’imagination, au travail individuel. Il faut les deux. Il faut les deux. Seulement il est certain que les intégristes du marché, les intégristes de la société libérale chèvre, ne veulent pas, ne veulent pas de l’Etat parce que cela dérangerait leurs intérêts. Alors il faut encore une fois les deux: l’élan, l’espoir, l’imagination, mais le regard de l’Etat, le contrôle de l’Etat, l’intervention de l’Etat. Et ça va être d’ailleurs là, la grande difficulté, d’allier cette idée nécessaire, sans laquelle il ne peut pas y avoir de liberté, et puis la mondialisation qui, elle, est un grand poulpe qui étend ses tentacules pour essayer justement de laisser libre cours à toute aventure marchande! Les aventures marchandes sont bonnes, à condition quelles soient regardées de près dans leur déroulement social!
Pascale Fourier : Des sous et des Hommes toujours en compagnie de Philippe Dechartre qui décidément m’étonne absolument. La question peut-être un petit peu bête que je voudrais vous poser, c’est purquoi finalement vous n'êtes pas de gauche ???...
Philippe Dechartre : D’abord parce que je suis Gaulliste. Alors qu’il y a eu d’ailleurs des rencontres entre le Gaullisme et la Gauche. Mais je suis gaulliste et je crois l’avoir dit tout à l’heure en ce qui concerne la place de l’Etat par exemple. Et puis je suis en même temps gaulliste de gauche parce que je pense que le social doit toujours être le débouché de l’économique. Et je ne suis pas de gauche parce que les partis de gauche ne m’ont pas persuadé et d’abord ils sont sectaires à l’intérieur d’eux-mêmes, ça se voit d’ailleurs dans leurs débats... tandis que moi dans mon parti, des gaullistes, j’expose mes idées, je combats pour mes idées, pour la participation par exemple, avec des hommes et des femmes qui ne sont pas du tout d’accord avec moi; mais je mène une action positive à l’intérieur. Et je ne suis pas, entre guillemet membre d’un parti de gauche, parce que ils n’ont rien fait pour m’attirer. Le communisme m’a intéressé intellectuellement parce qu'on ne peut pas évacuer le marxisme comme ça en disant c’est du méta-fouillis. Il faut réfléchir quand même à ce que Marx a apporté à l’organisation de la pensée politique. Mais le communisme m’a déçu parce que partout où il s’est installé, il n’a pas réussi. Alors on va pas quand même rester dans un système qui va à l’échec.
Pour être plus simple, le jour ou à la télévision j’ai vu monsieur Jospin, - pour lequel j’ai grande estime, c’est un homme de qualité- , dire devant les ouvriers de chez Lu : « Vous êtes délocalisés? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse? Qu’y puis-je? Rien », eh bien je me suis dit - je me suis dit d’abord: « Monsieur Jospin ne sera jamais élu » - : « Ces hommes et ces femmes n’ont pas élu un homme de gauche pour qu’il leur fasse cette réponse! Moi je ne marche pas!! « . Alors je pense que la gauche au pouvoir, les gouvernements socialistes n’ont pas tenu leur engagement! Je suis pas suspect: j’ai fait voter Mitterrand - et ça n’a pas été inutile pour le succès de monsieur François Mitterrand- , car je pensais qu’il fallait justement essayer une autre donne. Je ne parle pas du règne de monsieur Mitterrand pour lequel j’ai une très grande admiration, une très grande amitié, mais les gouvernements socialistes n’ont pas tenu leur engagement. Ils ont été élu par leurs camarades, ils ont été acceptés démocratiquement par la société française, mais il n’ont pas changé grand chose à l’ordre du monde, ne serait-ce qu’à l’ordre économique de la France.
Voilà alors comme il faut bien être dans un ensemble, moi je suis dans un ensemble où un certain nombre d’idées rattachées à l’Histoire font que je me trouve à l’aise et en même temps où je peux défendre des idées qui ne sont pas attaquées avec un esprit sectaire. Car j’ai toute la possibilité dans mon parti d’exprimer les idées que j’exprime tout de suite et on ne m’exclut pas.
Pascale Fourier : J’aurais une dernière petite question. Tout à l’heure, vous avez utilisé le mot d’« Europe Sociale »... Vous pensez réellement qu’on peut construire une Europe sociale ?
Philippe Dechartre : Alors je pense qu’on doit avoir ça dans la tête constamment. C’est une priorité , j’allais dire, de fixation mentale. Parce qu’autrement on va a la catastrophe et les choses, ou deviendront une espèce de grand espace de libre échange, ou ça se délitera. Il faut penser à cela. Il faut penser non seulement en fonction d’idées négatives, mais en fonction d’idées positives car il n’y a pas d’intérêt à construire un monde si le sort de l’individu dans ce monde n’est pas meilleur. Je pense que ça prendra beaucoup de temps. Vous savez, tout à l’heure vous me posiez des questions : « Est-ce que depuis la Libération tout cela n’a pas été détricoté? » . Il faut être prudent... Moi je suis né avec le début du 20eme siècle, il y a 86 ans... La vie n’était pas rose! Que de progrès, quand même, que de progrès ! Dans tous les domaines! Non seulement dans le domaine scientifique, dans le domaine médical...Dans le domaine de la protection sociale.... Tout cela ça a été très long, très long, mais ça s’est fait. Alors, bien entendu, il y a des acquis à sauvegarder, il y en a à conquérir. Ca prendra du temps, mais l’expérience de l’age me permet de vous dire, Madame, c’est la vie. Et si on est là, c’est bien pour essayer que ça marche! Alors le grand secret de tout cela, c’est l’espoir! Il faut avoir l’espoir chevillé au corps! Et surtout beaucoup de vigilance pour ne jamais oublier que toute décision importe sur l’ensemble! C’est une vigilance permanente!
Alors ça sera difficile parce que ça aurait été plus facile avec une Europe à cinq. Encore que ce n'est pas sûr avec l’Angleterre et l’Amérique... Mais ça sera très difficile avec la grande Europe. Mais il faut que cette grande Europe vive, et c’est par notre combat dans cette grande Europe que justement on pourra faire avancer le bonheur de chacun
Pascale Fourier : Eh bien donc c’était Des Sous et des Hommes. On était en compagnie de Philippe Dechartre et la semaine prochaine nous retrouverons un autre résistant, un autre signataire de l’appel à la commémoration du 60eme anniversaire. Je vous remercie infiniment monsieur Dechartre.
Philippe Dechartre : Merci.